Les FORTINS de VENISE
par
Pierre LEGRAND et Claudine CAMBIER


“LA  ROSELIÈRE  DE  TESSERA” -EXTRAITS 
Les mystères de Venise en 1500
Romans  Policiers  Historiques
de  Pierre  LEGRAND  &  Claudine  CAMBIER
***

LE  GÉNIE  DES  EAUX :
Ce fut à dater de ce jour que Fantìn devint un génie des eaux. Son univers était la lagune et le silence. Mais un silence peuplé des mille frémissement de l’air, car il s’aperçut bien vite que la surface de l’eau transportait la moindre vibration à son oreille exercée. Et chaque jour il aiguisait ses sens, percevait à présent les remous de tout ce qui s’agite sous l’eau, les sauts des carpes, les embardées des mulets mangeurs de moustiques, l’effervescence des nids de civelles. Il confectionna collets et filets et même une petite arbalète pour prendre au piège toute la vie grouillante des roselières. À cheval sur son tronc d’arbre, il glissait sur les hauts fonds, se faufilait dans la jungle minuscule, imitait le héron, parfaitement immobile et l’œil aux aguets, copiait le butor couleur d’herbe morte, ne négligeait pas de plonger dans l’eau saumâtre lorsqu’il apercevait une sole endormie.
Après ses randonnées, il tirait sur la berge son radeau de fortune qui reprenait alors sa nature dérisoire de branche morte tombée lors de quelque tempête. En fait, il s’était pris de passion pour ces expéditions dans ces espaces sans limites de propriété. Tout cela avait l’apparence et la saveur incomparable de la clandestinité ; il était un chat, un rat, un esprit malin capable de savoir ce que nul autre ne savait, capable de déjouer des ruses, de posséder ce qui se dérobe. De plus, comme les produits de sa chasse enrichissait la table familiale, son père le laissait faire et même le félicitait. Ne connaissait-il pas ses prières ? Le curé de Mestre avait-il à se plaindre de son latin ?
UNE  CORTEGIANA  ONESTA :
Quand Paolo parlait ainsi, Laura se troublait. Quelle force invisible habitait donc Paolo ? Ce qui était certain, c’est qu’ils survivaient dans l’attente de cette revanche et que leur amour ressemblait à ces arbrisseaux des pays arides qui boivent jusqu’à la moindre goutte la pluie trop rare, ou la rosée saisonnière et s’accrochent, difformes et rabougris, dans le seul but de ne point mourir et d’être seulement capables de nourrir des nids d’insectes venimeux.
Une cortegiana onesta est un peu poétesse, un peu musicienne, un peu artiste. Laura avait connu des peintres : Giorgione, mort de la peste, disait-on, mais assurément mort dans ses bras ; Titien, dont elle était devenue l’amie ; elle leur avait servi de modèle. Elle avait surtout joué la comédie à une réception officielle à l’issue laquelle elle avait dialogué en latin avec le Doge. Il n’en fallait pas plus, dans cette ville endiablée de fêtes où l’on exhibait par centaines les plus belles femmes de la ville, à cette époque de la Renaissance, où la mode était à la littérature antique, aux raffinements poétiques et aux subtilités rhétoriques, pour faire de la courtisane Laura une reine de Venise. Des femmes éprises de belles manières l’admirent dans leurs réceptions. Des hommes considérables s’éprirent d’elle ; le Grand Chancelier Aurelio faisait secrètement partie de ceux-là.
Mais la fille du pendu de Padoue, tout en cachant soigneusement au monde son identité, attendait son heure.
LE  CHAT :
Venise ne connaît pas la ligne droite. Au bout d’une vingtaine de longues enjambées, le boyau obliquait sur la droite avant de faire un coude à gauche sous une lanterne. C’est là que Tonio l’aperçut à nouveau, sautant par-dessus son ombre et comme en lévitation dans un jaillissement de flamme noire. Tonio maudit ses socques de bois qui lui alourdissaient les pieds mais il avait les jambes longues et savait lui aussi faire des bonds prodigieux. Il atteignit donc en quatre bonds le coude et sa lanterne, sachant qu’au-delà se poserait le choix entre le chemin de droite qui conduisait rapidement à San Cassiano, ou celui de gauche, qui donnait accès à trois impasses successives, la dernière finissant brutalement sur le rio. Tonio, arrivé à temps sous la lanterne, eut le temps et le plaisir de voir au dernier instant le feu follet prendre le chemin de gauche.
Parvenu à son tour à ce dernier tournant, Tonio mit tous ses sens en éveil. Il savait que les deux impasses s’ouvraient après des passages sous les maisons, formant des sortes de cours intérieures éclairées chacune par une lanterne accrochée sous la voute d’entrée. Mais la troisième voie, celle qui, longeant des murs aveugles, tombait dans l’eau, n’était que ténèbres épaisses. Or, à ce dernier tournant, le voleur avait disparu. Mais Tonio savait aussi que, si celui-ci poursuivait sa course éperdue, il était en train de foncer vers le plongeon signifiant sa déroute. Or, ce bruit de chute ne venait pas.
Tout n’était plus dès lors qu’une question de temps et de méthode car le misérable ne pouvait se trouver que tapi dans l’une des deux cours. Il releva le volet de sa lanterne sourde, inspecta minutieusement la première. La lune y jetait une lumière de planète morte. Le lieu était lugubre mais ne paraissait receler aucun mystère, n’offrir aucune cache à un fugitif. Les façades, quoique pelées, ne proposaient ni auvent ni creux ni entaille. Les portes fermées, peu de fenêtres éclairées, ici et là, la lueur d’un feu de bois. En repassant sous le sottoportego, Tonio fut saisi d’un malaise. Ne venait-il pas d’entendre un frottement discret, ce frôlement du vêtement sur la matière dure ? Qui pouvait s’accrocher là aux solives comme une chauve-souris ? Il haussa donc sa lanterne sourde. Il venait de déranger les travaux nocturnes d’un couple de pigeons. Au diable, volatiles, pensa-t-il en poursuivant son chemin.
L’impasse suivante était plus vaste, l’aire centrale occupée par une citerne, une habitation d’angle avait un mur largement lézardé. Tonio se pencha sur la citerne. L’eau noire lui renvoya le reflet de sa lanterne. Quand il se redressa, le crépitement d’une chute de pierres venu de la maison d’angle lui arracha un sourire mauvais.
Il ne pouvait être que là, accroché comme une araignée, agrippant avec difficulté les aspérités du mur, s’y arrachant les ongles, s’y arrachant la peau, suant et rageant, espérant sans doute atteindre une fenêtre, espérant se glisser comme une couleuvre dans la lézarde, disparaître dans une fente du mur se confondre avec la brique pourrie.
Une main armée de son couteau, l’autre de sa lanterne, à pas lents et prudents, Tonio s’approcha.

 LES  MARAIS  DE  TESSERA : 
Les marais de Tessera bruissent sous un vent accouru des montagnes. L’eau des rivières, qui les nourrit, reflue lentement vers la mer et, à mesure qu’elle s’éloigne de la côte marécageuse, se mêle peu à peu à l’eau saumâtre de la lagune. Lorsque le vent accompagne le flux, l’entente de l’air et de l’eau soulève une musique, réveille l’eau languide ; si le vent forcit, il soulève des petites vagues, les font danser, et leur danse s’accélère en une course joyeuse. Alors, les roseaux secouent leur crinière, perdent des copeaux de chevelure qui s’emportent, en même temps que des feuillages, des bois flottés arrachés à la terre.
Dans l’immensité grise et sans horizon, un pêcheur attardé les vit dériver. Une forme humaine, menue, des lambeaux de vêtements grisâtres, une chevelure blonde qui flottait comme une algue sous la surface de l’eau trouble.
– Santa Madonna, murmura-t-il en même temps qu’il se signait.
Mais il dut bientôt se signer une seconde fois. Car non loin de là dérivait une forme plus lourde que les vagues venues de la terre poussaient avec plus d’effort. Cette fois, il empoigna sa rame et tira fort pour arriver au port de Mestre avant la tombée du jour.
                                                
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 Crédit photographique : Roselière, Port de Gau, Camargue, France, de Dr Bartje, flickr.com/photos,  
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