Les FORTINS de VENISE
par
Pierre LEGRAND et Claudine CAMBIER


LA  SIGNORA  DE  LIMENA  - EXTRAITS 
Saga  Historique  CINQUECENTO - 3
de  Pierre  LEGRAND  &  Claudine  CAMBIER
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CONSTANTINOPLE, 1524 . ALVISE le BATARD :
Les paupières lourdes d’Alexeia se sont refermées à nouveau. Aucune émotion n’apparaît sur la surface ductile du visage. Quand les lèvres s’entrouvrent à nouveau pour parler, c’est encore un soupir qui s’exhale :
- Mon fils est-il Vénitien ou Turc ?
Rien de tel que le regard d’autrui pour révéler la vérité qu’on se cache ; rien de tel qu’une femme pour l’exprimer en termes simples et troublants ; rien de tel qu’une mère pour que cette révélation se transforme en coup de dague en plein cœur. 
Alexeia ne vient-elle pas de poser le doigt sur la plaie cachée ? Cet écartèlement douloureux entre une Patrie qui le méprise et un ennemi qui l’honore, entre ses racines et ses ambitions ? Alvise, après un temps, se penche sur la petite main immobile au milieu des bouillonnements de soie rouge, la prend entre les siennes, la contemple. Tout, dans sa mère, paraît si frêle, s’avère si redoutable. Il prononce lentement :
- Chrétien parmi les Chrétiens, Turc parmi les Turcs.
- Quels noms as-tu donc donnés à tes deux premiers fils ?
- Andrea et Ibrahim. Je n’ai pas eu le choix.
- Comme c’est étrange. Tu as donné à l’aîné le nom de ton père, au second le nom de ton maître. Crois-tu que ce soit un hasard ? 
Alvise soupire, esquive :
- Mes pensées ne vont pas jusque là.

VENISE, 1524 . LAURA :
Laura était allée chercher l’écritoire. 
La plume blanche s’était agitée en l’air avec frénésie ; les mots coulaient de son tuyau biseauté, pressés de se transformer en lignes sinueuses.
Nicolò, vous avez quitté ma vue depuis une heure à peine, vous êtes allé m’attendre non loin d’ici mais je mesure déjà le silence qui s’établit dans la maison et le chagrin qui habite mon cœur. Comme si la violence que je ressens de votre départ avait à nouveau ouvert une voie secrète en mon âme, j’ai besoin de vous écrire de toute urgence ce que je n’ai pu vous dire en dix ans. Comment cela se peut-il ? Comment ai-je pu recevoir votre amour sans vous parler du mien ? Peut-être suis-je faite d’une pâte qui se méfie des mots que l’on dit. Peut-être parce qu’on me les a fait dire jadis hors de propos. Le mot qui résonne n’a pas le même sens que celui que l’on écrit. Et maintenant que me voilà condamnée à vous écrire, sachez-le : je vous aime.
Elle avait continué sur ce ton, modelant ses phrases dans l’argile de mots brûlants qu’elle alignait dans la fièvre. Elle avait en quelques pages tant de temps à rattraper ! 
Je souhaite vous répéter jusqu’à l’ivresse ces mots que j’ai trop souvent retenus. Pourquoi vous en ai-je privé ? Je ne me donne pour seule excuse qu’à l’époque où vous vous arrachiez ces mêmes mots du fond de votre âme pour mes les offrir, moi, j’en faisais commerce pour les offrir à tous. Les vôtres étaient purs ; les miens ne l’étaient pas et n’étaient pas dignes de vous.
De plus, vous m’avez aimée alors que j’étais indigne de vous et que je n’avais à vous donner qu’une courtisane. Je suis devenue une femme blessée que vous avez aimée avec constance et que vous avez guérie. J’ai pensé avoir répondu de toute mon âme à vos nobles sentiments, mais je vous ai privé des mots que vous méritiez d’entendre. Nicolò, je vous aime depuis le premier jour. Je vous aime !   
Enfin, la plume s’était arrêtée, sidérée d’avoir fait jaillir avec tant d’insistance ce cri muet. Un cri, en effet : quels autres mots, après ceux-là, pourraient donner plus de force à ce cri ? Sans doute l’idée qu’un tel cri était aussi capable de durer. La plume eut un dernier envol :
 Ne croyez pas qu’un amour, parce qu’il fut muet, soit éphémère.
Sa première lettre s’était arrêtée ainsi. 
TRÉVISE, 1527 . L’ ÉXILÉ  de  TRÉVISE  :
- Mais si, Messer Nicolò, c’est tout comme… Vous avez fait du pain. De la nourriture pour les hommes, de la nourriture donnée par Dieu. N’était-ce pas cela que vous disiez en latin dans la prière que vous récitiez autour de notre table, du temps des enfants ? 
Aurelio, un peu sidéré, écoutait Fantina. Elle avait soudain le visage radieux. La méchante Parque, la mauvaise brodeuse, venait de défaire son ouvrage. Et la voix douce de Fantina poursuivait :
- C’est le plus beau cadeau que vous m’ayez fait ! Tellement mieux qu’une bourse pleine de ducats. Et comme je suis fière de ce que vous avez réussi à faire… Vous avez fait pousser du blé, sorti du pain de la terre du Bon Dieu, et de quelle terre ! Comment fait-on sortir un pain d’un marais ?  C’est tellement mieux que de défiler sur la Piazza San Marco !
Aurelio s’était assis, écoutait Fantina d’un air rêveur, la regardait gravement répandre des larmes de joie, chercher dans son corsage un mouchoir brodé, remettre de l’ordre dans le chaos de ses émotions. Il finit par lui prendre une main, la tapota dans les siennes, sourit : 
- Ce n’est pas difficile de faire du pain, Fantina. C’est beaucoup moins difficile que de quitter un habit rouge, tu sais ?
Mais Fantina, qui depuis quelque temps, riait inutilement pour adoucir une peine qu’il avait résolu de ne pas montrer, se mettait, maintenant qu’il la montrait, à sangloter de plus belle, mais il est vrai que ce n’étaient pas des larmes de tristesse, c’était seulement un trop plein d’émotion. Elle levait vers lui ses grands yeux innocents de cœur pur auquel il répondait par la prostration de celui qui ne comprend pas. Il entendit seulement la phrase :
- Oh, Messer Nicolò, vous êtes tellement plus utile en faisant du pain qu’en marchant dans un habit rouge !
C’était ainsi que tout avait commencé.

VENISE, 1529. LE DESTIN :
- Vous aimez vos autres fils…
- Oui, j’aime mes bâtards de Turcs… C’est ainsi qu’on les appelle. Où sont-ils ? Mon préféré est en train de risquer sa vie. Mais… entre les femmes et les anguilles au vert, il est une femme que j’ai rencontrée et que j’aurais peut-être pu aimer. Mais hélas… Comme il est étrange de voir que des êtres qui pourraient s’entendre ne sont pas disposés au même moment à se parler un langage qu’ils comprennent. Et ce moment passe et ne revient plus. Ah ! J’aurais dû vous regarder avec d’autres yeux, il y a plus de quinze ans, à la fête de Foscarini, quand je vous ai vue personnifier l’éloquence. 
Laura retient son souffle. Ainsi, l’homme qui a voulu l’abattre lui parle à visage découvert. Il lui avoue que peut-être il aurait pu l’aimer, si du moins il avait su ce qu’est l’amour. Le sait-il à présent ? Elle devrait s’étonner, se refermer, peut-être. Mais au fond, elle est simplement émue et s’entend dire :
- Non, Prince. C’est bien avant que nous ne nous sommes pas rencontrés.
- Ah ? Quand ça ?
- En 1509, au Palazzo della Ragione, à Padoue. Vous montiez à la salle d’audience, moi je descendais aux prisons. Moi, je venais vous supplier. Vous m’avez fait chasser. Ce n’était pas de votre faute. C’était dans votre rôle. Vous avez toujours tenu admirablement votre rôle. Ne regrettez rien. Nos destins étaient faits ainsi. 
- Nos destins… Sans doute. 

VENISE, 1529. LE  RETOUR  DU CAPITAINE  SANTONI :
Elle le regarde encore un instant, acquiesçant pour montrer qu’elle apprécie aussi la sincérité du militaire, puis se lève subitement, se dirige vers ses appartements, en revient, portant un objet qu’elle tend à Santoni dans le geste du prêtre à l’offertoire. Le capitaine s’est levé, a reconnu une très belle bourse de cuir frappé, comme on en fait à Florence. Il a un mouvement de recul. 
- Pourquoi, Capitaine ? dit Laura. C’est Messer Aurelio qui vous prie d’en accepter le contenu. Quant à l’aumônière, je la destinais à mon fils. Je l’ai donc choisie en pensant à un homme que j’estime, que je porte dans mon cœur et à qui je veux du bien. Elle vous ira parfaitement. 
Le regard de Santoni a cessé de s’agiter entre la bourse et le visage de la femme qui la lui tend. Il s’immobilise sur Laura et se laisse pénétrer avec un mélange de respect et de timidité. Puis sa main se décide et s’avance :
- Dans ce cas, je l’accepte. Merci, Signora. Elle me portera bonheur, dit-il d’une voix sourde.
- Je le souhaite de tout mon cœur, Capitaine. Mais sachez en tout cas que c’est peu de chose en regard de votre amitié.

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 Crédit photographique : MATTEO PAGANO. Andata du Doge pour les Rameaux; Gravure vers 1550, Museo Civico Correr, Venise, Italie. (Finlay, R. Politics in Renaissance Venice. Ernest Benn Ltd, London, UK, 1980).
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